ProspeKtive

Après le babyfoot, le gradin ? Agilité et espace de travail

Juin 2020

L'expert

Marc Bertier

Marc Bertier

Expert Workplace Strategy

+33 1 82 97 02 02

mbertier@kardham.com

Beaucoup d’études de cas d’aménagement tertiaire mettent en valeur des espaces dits agiles. Ils sont reconnaissables à leurs gradins fixes ou modulables, à leurs meubles variés permettant de multiples postures et à des supports écritoires de toutes sortes. Différentes définitions de l’agilité se cachent derrière ces nouveaux symboles.

Les puristes de l’agilité ont transformé l’ensemble de leur organisation et ont adopté de nouveaux modes de management et de travail. L’environnement de travail est, pour eux, un véritable levier contribuant à une stratégie globale. D’autres ont préféré n’adopter que certaines pratiques de l’agilité : création de nouveaux rites issus du concept de cérémonie ; adaptation des espaces de réunion à des sessions désormais plus dynamiques, courtes et créatives. Ces derniers considèrent l’environnement de travail plutôt comme un outil pour insuffler de nouvelles pratiques. Cela se traduit, par exemple, par l’adjonction aux environnements de travail classiques d’espaces out of the box (restant dans certains cas, essentiellement des « vitrines » assez peu utilisées).
De leur côté, les exploitants des sites retiennent plutôt la notion de flexibilité : agilité signifie un besoin utilisateur en évolution constante et donc un environnement de travail qui doit s’adapter.

Au-delà du gradin, l’agilité conduit à reconsidérer tout l’environnement de travail, car elle repense l’organisation du travail. De nombreuses organisations possèdent une structure fonctionnelle avec des directions R&D, ingénierie, commerciale, marketing, finance, etc. Les métiers sont regroupés par expertise et agissent dans leur domaine de compétence.
Cette spécialisation se retrouve au sein des directions (la R&D est souvent organisée en pôles, par exemple) et présente l’inconvénient fréquent de créer les fameux « silos » (les process y précisent qui doit/peut parler à qui). Elle conduit à du développement en cascade où chaque équipe travaille sur sa partie, sans toujours mesurer les impacts de son travail sur les autres.
D’autres entreprises sont structurées par division (Europe du Sud/Europe du Nord ; civile/militaire ; conseil/industrie, etc.) Les expertises y sont intégrées dans des pôles plus ou moins autonomes. Ici, le risque est le chevauchement. Les divisions ne mutualisent pas leurs besoins et risquent de développer des solutions ou produits similaires. Cependant, elles travailleront plus facilement de façon intégrée, car elles dépendent d’une même ligne hiérarchique.
Certaines entreprises ont mis en place une organisation matricielle cherchant à mixer les deux précédentes. Un collaborateur aura alors deux référents : un fonctionnel, avec lequel il va travailler les sujets d’expertise métier et un référent de division, avec qui il va axer ses efforts sur le développement de projets transverses. S’il évite silos et chevauchements, ce type d’organisation est réputé générer une certaine complexité. Pour le collaborateur, elle nécessite d’équilibrer sa relation avec deux référents n’ayant pas toujours la même nature de pouvoir. L’organisation matricielle impose ainsi une communication renforcée pour échanger sur des objectifs différents et aligner les différentes parties prenantes sur les moyens à allouer pour y parvenir.

Comme la crise de la Covid-19 nous le rappelle d’une façon assez brutale, les organisations évoluent dans un contexte darwinien. La survie n’est possible qu’au prix d’évolutions perpétuelles dans un contexte concurrentiel. Les modèles fonctionnels, en division ou matriciels, résolvent les questions du travail en cascade et des chevauchements, mais souvent au prix de lourdeurs ou de complexités transactionnelles.
La promesse des méthodes agiles est de résorber ces dernières. Elles autonomisent et responsabilisent les équipes en partant du principe que les meilleures solutions viendront des sachants de terrain.
Le manager ne joue plus un rôle de supervision et d’évaluation. Sa fonction se transforme et inclut deux rôles : le premier est de fixer les objectifs, synchroniser et allouer les ressources ; le second est de développer l’expertise. Les équipes opérationnelles (squads, en jargon) regroupent différentes expertises. Ces dernières se développent au sein de communautés ou de groupes de centres d’intérêt (chapters). Selon la méthode agile choisie, d’autres rôles apparaissent. Dans Scrum (une des méthodologies de conception les plus répandues), il y a des maîtres de produit (product owners) qui représentent l’utilisateur final, des maîtres de mêlée (scrum masters) qui facilitent l’organisation du travail et des développeurs. Dans les grands projets menés, par exemple, avec la méthode SAFe (Scaled Agile Framework), les équipes sont divisées en wagons formant des trains. L’ensemble des wagons se retrouve régulièrement, à l’issue de sprints courts, lors de grands évènements de partage (PI Planning, Program Increment Planning). Chaque wagon vit ses propres rites : mêlée quotidienne (daily meetings), revue de fin d’étape (sprint reviews), etc. Un autre grand principe des méthodes agiles est la transparence. La bonne synchronisation de l’ensemble tient au fait que tous partagent les mêmes outils permettant de savoir ce qui se passe partout, en temps réel.

Enfin, en agilité, le travail est constamment priorisé selon sa valeur. Le product backlog permet de hiérarchiser les tâches en fonction de ce qui compte aux yeux du client et de la charge de travail.
Cela induit de mesurer finement la performance du travail et induit une posture d’ouverture au changement.
Travailler en agile requiert une adaptation de l’environnement de travail. Une des plus visibles est l’utilisation des surfaces murales pour l’expression collective. Les murs sont couverts de schémas issus de facilitation graphique, de Post-it ou d’expression communautaire.
Avec le gradin et les rites associés, la visualisation est une autre figure archétypale de l’agilité. Selon l’American Management Association, s’appuyer sur du visuel réduit de 24 % la durée des réunions, favorise le consensus (+ 21 %) et permet à chacun de mieux mémoriser l’information (+ 70 %).
Montrer le travail réactualise la question de la colocalisation des membres des équipes. Le wagon regroupe rarement plus de 12 personnes. Pour faciliter l’accès aux panneaux d’affichage, une idée serait de regrouper les équipes autour d’eux. Or, nos recherches utilisateurs montrent que les équipiers agiles passent environ 55 % de leur temps à réaliser des tâches individuelles.
Faut-il, alors, supprimer les espaces de concentration au profit d’espaces partagés d’équipe ? De même, au sein des équipes, différents profils de pratique émergent. Tous n’ont pas le même rôle ni les mêmes besoins. Enfin, pour permettre le télétravail et faciliter la mise à jour de l’information, l’affichage se digitalise ; certaines cérémonies se font alors partie à distance, partie en présentiel.

Gradins chez Capgemini à Issy-les-Moulineaux. Conception Kardham (Photo de Cyrille Lallement). Cliquez ici pour découvrir le projet.

La colocalisation pose d’autres questions : comment organiser l’espace pour tenir compte des phases du projet ? Souvent, le projet est lancé par un petit groupe, qui s’étoffe lors du développement, puis se réduit en fin de cycle. L’espace pourrait être segmenté en aires d’environ 12 développeurs partageant le même outil de management visuel. Des porosités et/ou des ressources mutualisées absorbent les pics temporaires tout en liant les wagons entre eux. Des espaces doivent aussi être prévus pour les PI Plannings. SAFe étant utilisé principalement par des groupes supérieurs à 200 personnes, ce constat ne fonctionne que dans les cas où des directions entières travaillent en agile. Comment alors, proposer un espace agile pour les équipes en voie de transition et pour les projets où les contributeurs ne sont pas à temps plein et travaillent en simultané à d’autres tâches ? Cette dernière situation est courante dans les entreprises.
Selon leur culture, l’imbrication des missions y est plus ou moins fréquente et complexe. Certains grands groupes ont même des équipes internes chargées d’animer ces projets transverses. D’autres ont créé des espaces ad hoc : espaces projet, espaces d’innovation, espaces de créativité, par exemple. Ces équipes et espaces, souvent dits d’agilité, ont une quadruple vocation : faciliter le travail en mode projet ; servir de lieu de ralliement lors des phases clefs ; marquer la mémoire en affichant les étapes et productions ; et enfin, être un lieu de travail commun pour le collectif lorsque cela est nécessaire. Définir le bon dimensionnement de ces espaces (taille, quantité, équipement) est un exercice passionnant qui impose d’étudier de façon approfondie chaque entreprise pour en comprendre le fonctionnement.
Enfin, toutes ces fonctionnalités ne sont pas toujours assignées à un même lieu, car elles répondent à des besoins, des temporalités et des niveaux de maturité différents. Dans certains cas, des ajustements de l’environnement de travail (évolution des modalités de réservation de l’espace, ajouts d’équipements) sont souvent une première étape vers l’agilité. Nombre de projets évolutifs, changement de la taille des équipes, ancrages projets et métiers, équipements complémentaires, nouveaux espaces sont quelques uns des thèmes que les concepteurs et exploitants de l’environnement de travail doivent alors traiter. L’espace
doit devenir aussi agile que les équipes et leurs besoins en étant modulable et, à plus grande échelle, reconfigurable. La modularité s’obtient par un mobilier facilement déplaçable. Les fabricants commencent à proposer des gammes où l’utilisateur peut lui-même réorganiser son environnement. L’espace devient reconfigurable grâce aux bulles et espaces de réunions autonomes dont l’offre a explosé en quelques années.
D’autres encore cherchent à concevoir l’espace de façon réversible en définissant des standards pouvant répondre à n’importe quel besoin grâce à des adaptations à la marge. Enfin, certains explorent des solutions de flexibilité en repensant le poste de travail qui est transformé en tables de travail et positions.

Dans tous ces cas, l’objectif est de limiter au maximum les interventions sur l’espace. La conception doit être agile et les usages réversibles. Tout espace doit pouvoir être reconfiguré pour accueillir des équipes variées et des usages différents. En mettant en avant la méthode, l’agile crée des standards. Par exemple, les équipes y sont dimensionnées avec des seuils à ne pas dépasser. Les rites se retrouvent sous des formes similaires d’une méthode à l’autre. Il est donc probable que cette standardisation des pratiques, confortée par des constats issus des sciences humaines, se retrouvera dans les espaces de travail.

Date de parution : Juin 2020

Lire aussi

Faire de l'architecture autrement

Contact - Chantal Aïra-Crouan

Chantal Aïra Crouan

Chantal Aïra-Crouan

Architecte associée
Directeur de l'agence Paris IDF

+33 1 82 97 02 02

cairacrouan@kardham.com

Contact - David Habrias

David Habrias

Directeur Général

+33 5 61 53 76 02

dhabrias@kardham.com

Les freins à l’économie circulaire dans un projet d’aménagement d’espaces de travail

Nicolas Cochard

Nicolas Cochard

Directeur Pôle Recherche & Développement

+33 6 42 92 53 34

ncochard@kardham.com

Joanne Peirani

Joanne Peirani

Consultante expérimentée Développement Durable

+33 52 65 25 99

jpeirani@kardham.com