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Les tiers-lieux entrent dans le jeu

Mars 2021

L'expert

Violette Nemessany

Violette Nemessany

Violette Nemessany

Sociologue (PhD) - Project Manager à l'Association Nationale de Recherche et de Technologie (ANRT) 

Les tiers-lieux dédiés à la conception de « serious games » fleurissent sur le territoire français. Ils témoignent de la nécessité de s’adapter aux nouvelles façons d’apprendre. L’on y vient pour partager des connaissances avec d’autres, accéder à des technologies, innover dans le secteur du gaming, se professionnaliser et participer au dynamisme d’un territoire. Zoom sur ces pratiques innovantes.

« Gamelabs », « playgrounds », « CréativLab », … Depuis quelques années, ces espaces innovants se multiplient un peu partout Et c’est tant mieux ! Il en existe à Metz (le TCRM-Blida), Grenoble (Gem Labs), Marseille (CréativLab CIMEd), Paris (le CRI) … « Ces " makerspaces " dédiés à la conception de " serious games " rassemblent des publics (chercheurs, entreprises, associations, passionnés de jeux vidéo…), des activités, des compétences et des métiers qui, d’ordinaire, n’ont pas vocation à se croiser. Ils mettent à disposition, gratuitement, des services, des technologies et des outils-auteurs. Autrement dit, ils offrent à quiconque le moyen de s’initier, se former dans le domaine du jeu pour, au final, innover », constate Hélène Michel, professeure à Grenoble École Management et présidente du groupe de travail de l’ANRT sur la pédagogie par le jeu.

Le CréativLab CIMEd au service des apprentissages fondamentaux
Le CréativLab Cité Méditerranéenne de l’éducation (CIMed), coordonné par l’ANRT[1] s’inscrit dans le projet AMPIRIC, porté par Aix-Marseille Université. Il est lauréat de l'appel à projets « Pôles pilotes de formation des enseignants et de recherche pour l'éducation ». Cet espace dédié aux enseignants, chercheurs et entreprises a pour objectif de coproduire des ressources pédagogiques ludiques permettant d’améliorer les apprentissages fondamentaux. En 2020, trois projets de recherche partenariale ont été sélectionnés. Au programme : la création d’un campus innovant ; l’adaptation d’une application basée sur des techniques de pédagogie inversée autour de l’histoire de l’art ; le développement d’un parcours de formation centré sur l’apprenant à partir de la réalité virtuelle. Pour mesurer les résultats des expérimentations sur les élèves (potentiellement 17 8000 enfants par année scolaire dans huit réseaux académiques), une salle de classe, équipée de technologies permettant d’évaluer leur efficacité, est mise à la disposition des porteurs de projet. À terme, le CréativLab CIMEd ambitionne de développer une filière française spécialisée dans la production d’outils pédagogiques ludiques et d’orienter l’action publique vers les innovations pédagogiques les plus efficaces.

Des espaces de sociabilité et d’apprentissage
Si ces nouveaux espaces sont attractifs, c’est parce que ce sont des lieux d’échange et de sociabilité. La dimension collective est fondamentale. Le but est de « faire ensemble » un dispositif ludique, mais en dehors du cadre scolaire et professionnel. Concrètement, ces tiers-lieux sont conçus comme des « expériences partagées » entre des experts, des techniciens, des étudiants, des profanes. Ils offrent un espace de discussion au sein duquel chacun est invité tantôt à faire part de ses réflexions, tantôt à écouter les autres avec empathie et bienveillance. Le simple fait « d’oser émettre et défendre une opinion personnelle devant des gens qui traitent l’autre sur un pied d’égalité, grandit la personne, la stimule à prendre la parole et la forme grâce à l’argumentation d’un point de vue »[2]. Encouragés par les autres, les « makers » vont être « pris »[3] par une « dynamique de familiarisation »[4], les conduisant à s’approprier un savoir mais aussi, dans certains cas, à entretenir, réactiver ou approfondir une compétence déjà développée dans le passé.

Décathlon joue à fond l'innovation avec les fablabs
Chez Décathlon, ce sont les salariés et les clients qui font émerger l’innovation. Ils possèdent une connaissance experte d’un sport du fait de sa pratique dans le cadre du loisir. Ces « sachants » sont réunis dans des fablabs pour développer et tester de nouvelles idées. Celles-ci sont ensuite commercialisées par le groupe. Ces lieux permettent aux collaborateurs de s’abstraire de leur environnement de travail pour se ressourcer et se former. De l’avis de Jérémy Cornolo, directeur R&D, « les fablabs sont des espaces privilégiés pour utiliser des serious games ». Dans ce cadre, il est possible de découvrir des nouvelles manières d’être et de faire, avec des personnes moins initiées, comme des retraités ou des mères de famille. Les jeux, de par leur caractère récréatif, facilite le dialogue en brisant la glace et permettent d’instaurer une ambiance décontractée, sans rivalité et ni jugement.

Un enjeu pour les territoires
Les pouvoirs publics voient dans la création de ces tiers un double avantage :

1) ils sont générateurs d’emplois : ils donnent en effet la possibilité aux « makers » de faire reconnaître leurs compétences dans des milieux susceptibles de leur proposer une intégration professionnelle. Du point de vue de Sébastien Genvo, professeur à l’Université de Lorraine, « cette approche est la plus appropriée pour répondre aux enjeux de l’industrie des jeux vidéo. Dans ce secteur mouvant, il importe de former des personnes qui seront capables de s’adapter et d’inventer leur propre métier. Prenons le cas des YouTubeurs. Il y a encore cinq ans, qui aurait pu imaginer qu’il serait possible de se professionnaliser grâce à des publications de vidéo sur la chaîne YouTube ? ».

2) Ils accroissent le rayonnement d’un territoire : leur renommée entrepreneuriale augmente le pouvoir d’attraction d’une métropole et facilite son développement. En témoigne Sébastien Genvo :

« Je dirige l’Expressive Game Lab. C’est un espace de recherche et de créativité. Il a pour ambition de permettre aux doctorants, chercheurs invités ou stagiaires, d’analyser les contenus et les usages des jeux numériques. J’ai voulu créer un lieu de transition entre l’université et la vie professionnelle. Ma démarche a été facilitée par le directeur actuel de TCRM-Blida[5]. Il s’agit d’un tiers-lieu « d’inspiration, d’innovation et d’intelligence collective ». Il regroupe, sur son site de 30 000 m2, des espaces de création, des salles d’événements et de réunions, des bureaux, un makerspace et des dispositifs d’incubation d’entreprises. Le directeur m’a proposé d’installer, à titre gracieux, mon Game Lab au sein de cette structure. Dès lors, nous avons élaboré un partenariat entre le TCRM-Blida et l’université de Lorraine. La Municipalité nous a beaucoup soutenus. Il faut savoir que la ville de Metz mise sur les jeux vidéo. Elle souhaite donner une identité ludique à Blida. Des jeux y seront créés mais aussi vendus dans les boutiques qui vont voir le jour à Blida. Cela favorisera le passage à l’échelle. Grâce à cette initiative locale, l’industrie du jeu vidéo se structure en Lorraine :
- d’une part, des studios de développement indépendants se développent localement. Plusieurs d’entre eux ont rencontré un grand succès, comme par exemple le jeu " Neurovoider " créé par l’entreprise mosellane Flying Oak, qui s’est vendu à plus de 50 000 exemplaires, ce qui est un excellent chiffre pour un jeu indépendant.
- D’autre part, on observe une effervescence du côté des start-up. Elles sont nombreuses dans le domaine du gaming à voir le jour en Lorrains. Citons, entre autres, Cogaming (qui comporte la filiale de marque E-sport Helios gaming) »[6].

Ainsi, de l’avis de Sébastien Genvo, l’installation de son Expressive Game Lab au sein du TCRM-Blida est une « opportunité en or ». Elle lui permet d’attirer des étudiants passionnés de jeux vidéo, de les former, de tisser des liens avec les entreprises locales et de se faire connaître des pouvoirs publics locaux.


[1] Pour en savoir plus sur le CréativLab CIMed, Cf. la présentation du projet.

[2] Jean-Marc Leveratto, Mary Leontsini (2008), Internet et la sociabilité littéraire, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, p. 75.

[3] Christian Bessy, Francis Chateauraynaud (1995), Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Métailié, p. 231.

[4] Christian Bessy, Francis Chateauraynaud (1993), « Les ressorts de l'expertise : Epreuves d'authenticité et engagement des corps, Raisons pratiques », n°4, p 84.

[5] Installé depuis 2014 dans un ancien entrepôt de bus des transports de l’agglomération de Metz Métropole, avenue de Blida – d’où son nom – à Metz, ce tiers-lieu accueille une centaine d’artistes, artisans, entrepreneurs, associations, institutions et médias. Cf. https://www.bliiida.fr/

[6] Extrait d’entretien issu du rapport : Violette Nemessany (2020), La pédagogie par le jeu. Comment remettre les apprentissages en jeu ?, Les Cahiers FutuRIS, de l’ANRT.

Sources :

  • Christian Bessy, Francis Chateauraynaud (1993), « Les ressorts de l'expertise : Epreuves d'authenticité et engagement des corps, Raisons pratiques », n°4.
  • Christian Bessy, Francis Chateauraynaud (1995), Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Métailié.
  • Jean-Marc Leveratto, Mary Leontsini (2008), Internet et la sociabilité littéraire, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou
  • Violette Nemessany (2019),La pédagogie par le jeu. Comment remettre les apprentissages en jeu ?, Les Cahiers FutuRIS, publication prévue en janvier.

Date de parution : Mars 2021

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Delphine Minchella

Delphine Minchella

Enseignant-Chercheur en Management

Docteur en Management stratégique

EM Normandie – Laboratoire Métis