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Comment la pensée "expérience utilisateur" pourrait mener à une financiarisation individualisée du lieu de travail

Septembre 2023

L'expert

Marc Bertier

Marc Bertier

Expert Workplace Strategy

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mbertier@kardham.com

Penser l’environnement de travail par l’expérience utilisateur (UX) peut conduire à certaines dérives. En effet, la démarche tend à individualiser la mesure de l’utilisation des lieux. De plus, elle transforme l’appréciation de leurs performances en se focalisant sur le flux. Enfin, la fluidification de l’expérience individuelle induit le risque de sa financiarisation, notamment dans le cas de stratégies de pilotage par les « coûts globaux ». Poussées à l’extrême, ces stratégies permettent de faire évoluer l’immobilier de centre de coût à centre de profit en invitant, par l’expérience, le collaborateur à payer l’utilisation du lieu de travail.

Dans notre société de l'expérience, l’UX est partout, y compris dans l’environnement de travail. Ces derniers sont conçus comme des parcours omni-canaux intégrant l’espace, le digital et les comportements (ou les 3B - Bricks, Bytes, Behaviors - de l’environnement par activité). Les parcours de l’environnement de travail sont vécus par des personae. Ils commencent parfois dès le saut du lit avec une application, se poursuivent au bureau les jours de présence et se finissent relativement tard dans la journée, après un cours de sport par exemple. Chaque personae représente un archétype d’utilisateur. Tout est pensé pour que chacun puisse vivre une expérience sur mesure grâce à des cas d’usages adaptés à ses besoins et à ses envies. Cette approche UX de l’environnement de travail place l’individu au centre de la conception, et ce parfois au risque du collectif. 

Si beaucoup de projets affichent un projet managérial, la méthode UX produit avant tout des expériences individualisantes : comment favoriser l’expression au sein d’une salle de créativité ? Comment stimuler des rencontres dites de sérendipité ? comment optimiser le temps d’attente à la cantine ? L’UX est avant tout une réponse aux besoins et aux attentes des individu ; que cela soit en termes de tranches d’âges, de générations, de statuts, d’origines, de modes de transport, de genres, d’âges, d’orientation sexuelle, d’handicaps visibles ou invisibles ou encore de diversité cognitive. Les cas d’usages simplifient l'interaction de l’individu avec une solution face à un problème précis. Ils ont davantage vocation à faciliter la vie qu’à penser les modes de vie.

Au-delà du résultat induit par la méthode, l’UX modifie l’évaluation de l’environnement de travail. Un bon environnement s’apprécie ainsi par des pourcentages de satisfaction et des taux d’usages. Ces deux données sont individualisées : on mesure ce que pense l’individu et ce que fait l’individu. Plus l’approche est UX, plus on a besoin de données précises et donc liées aux individus. Cette finesse est nécessaire pour être en mesure de comprendre ce que pensent et font les différents utilisateurs. Ainsi, il n’est pas étonnant que les méthodes UX soient souvent aux limites de la réglementation sur les données individuelles. La question du respect de la vie privée est de plus en plus prégnante à mesure que les actions sont de plus en plus ciblées afin d’atteindre les objectifs souhaités.

Quoiqu’on en dise, ces objectifs visent principalement l’optimisation car c’est précisément ce qu’ils mesurent : comment faire moins avec mieux ? Encore une fois, l’individualisation de l’approche permet le résultat. Dans certains environnements les plus extrêmes, une régulation par les quotas se met en place. Chacun peut (et doit) venir xx jours par semaine, ni plus ni moins, et ce dans la limite des stocks disponibles (nombre de places x nombre de périodes de référence). Ces cas extrêmes illustrent la pensée du monde de l’approche l’UX : générer et piloter des flux (parcours), réduire les frictions et les sous-utilisations (moments et cas d’usage) et ce pour chacun (personae).

Au sein des organisations, la fluidification de l’expérience individuelle modifie les indicateurs traditionnels. Alors que pendant longtemps les schémas directeurs immobilier se pensaient en postes de travail par surface ils se pensent aujourd’hui en effectifs par surface. Les plus avancés dans l’UX de l’environnement de travail pensent en utilisations effectives par surface. Ironiquement, les indicateurs sont maintenant bien souvent déconnectés de la qualité de l’espace – qualité qui reste bien souvent liée à sa densité - voire dans certains cas des utilisateurs pour ne se focaliser que sur la fréquence d’usage.

Dans le même temps, l'émergence du marché du coworking a transformé les valeurs financières à optimiser. Pour comparer la performance d’un de ces coworkings avec un environnement de travail “classique”, il faut intégrer une approche dite “full cost” (ou des coûts complets). Il s’agit de prendre en compte tous les couts de l’exploitation des espaces (ménage, entretien, maintenance, évolutions, etc.) mais aussi les services et leurs animations. L’approche n’est plus seulement immobilière et devient transverse en intégrant des budgets issus de l’IT, du digital, de la communication, des ressources humaines ou encore des partenaires sociaux.

Si le marché du coworking transforme l’évaluation financière, la démultiplication du télétravail qui a lieu en simultané a elle aussi renforcé l’individualisation de l’approche. Même s’il existe des accords, le télétravail s’applique en effet, en France, au cas par cas. La loi impose le principe du double volontariat. Cette démultiplication des possibles et sa variabilité dans le temps accroît le besoin de transformer les lieux du travail en centres de flux optimisables par la donnée individuelle. Cela renforce aussi l'interaction avec les services et animations qui doivent créer de l’attractivité (et donc du flux). Ainsi, les organisations dites les plus avancées pensent leurs expériences de travail en termes de réseaux de lieux animés afin de s’adapter à la multiplicité de l’expérience utilisateurs. Concrètement, cela se traduit par la coexistence de différents modèles : sites en propres, sites en coworking, places potentielles en coworkings.

Dans cette complexité, les organisations cherchent donc à reprendre le contrôle sur les individus ou sur les usages. Cela se traduit par exemple par la mise en place de budgets d’animation dédiés au management de proximité (budgets qui sont intégrés à l’environnement de travail). Ainsi, dans un cas, chaque manager dispose de 100 (e) par an et par collaborateur pour animer son équipe. Concrètement, cela passe par l’organisation de petits événements (repas, apéros, activités en plein air). Si l’initiative est louable, elle démontre aussi une volonté de contrôler les coûts car dans le même temps les notes de frais sont contrôlées beaucoup plus drastiquement et de leur individualisation (car chacun a droit à temps). Autre exemple au travers du “crédit coworking” : dans un autre cas, tous les salariés ont une carte leur donnant accès à des jours en espaces de coworking par mois ; ceci en échange d’une fermeture du lieu de travail principal. Dans la même veine, les ticket restaurant sont un avantage pour les salariés qui permet entre autres aux entreprises de réduire légalement leurs surfaces et services de restauration. Si l’on regarde ces trois cas avec optimisme il est possible de les considérer comme des progrès. Dans le même temps, ils permettent d’optimiser et de mieux contrôler les flux d’usages. Et ces approches financiarisent et individualisent l’environnement de travail.

Dans le même temps, certains collaborateurs commencent à se plaindre que venir au travail commence à avoir un coût. Il y a le temps passé et l’énergie passée dans les transports. Ensuite, une fois sur site, le collaborateur va se transformer en consommateur. Il va réserver des espaces, ce qui pour le moment n’est pas quantifié sauf certains dans les coworkings. Il va aussi déjeuner avec ses collègues. Ce moment devenu plus rare tend donc à être plus festif, avec une certaine pression sociale pour y participer. Exit donc la gamelle tirée du sac, vive le restaurant. Dans le même temps, il va peut-être perdre son indemnité télétravail - alors que bien souvent il ne perd pas son ticket restaurant en télétravail. Et dans certains cas, ce n’est que le début : la transformation de l’environnement de travail en centre de flux facilite sa monétisation. Par exemple, son café du matin aura été offert par son manager grâce à son budget d’animation, ce dernier souhaitant créer un moment convivial en amont de la réunion d’équipe. Ou encore le collaborateur préférera travailler depuis un espace informel - et pourquoi pas dans un des ces espaces investis par les grandes marques de café - en sirotant sa recette de Latte préférée qu’il aura payée avec sa carte bleue personnelle.

La boucle est bouclée. Penser l’expérience l’individualise. L’individualisation induit des services. Dans une logique d’optimisation des flux extrêmisée, les services font évoluer l’espace de “centre de coût” à “centre de profit”. Dès aujourd’hui certains multiplient les corpoworkings opérés au sein de leurs espaces afin de générer de l’attractivité mais aussi avec l’attente que ces services et surfaces s’autofinancent par les consommations des utilisateurs (collaborateurs et/ou externes). Tout est donc une question de vision : dans quelle mesure l’environnement de travail est-il un flux optimisable ou un lieu destiné à être habité ? 

Date de parution : Septembre 2023

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Doctorant en Sociologie à l'Université de Paris Nanterre, rattaché au laboratoire IDHES et chargé d'étude et prospective à Waitack

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Anca Boboc

Chercheur, sociologue du travail et des organisations, dans le département des sciences sociales (SENSE) d’Orange Innovation