Penser la ville juste

Novembre 2023

L'expert

Expert - Mathilde Vignau

Mathilde Vignau

Docteure en géographie, enseignante-chercheuse à l’ESPI (Ecole Supérieure des Professions Immobilières) Marseille
Membre du laboratoire ESPI2R

Depuis plusieurs décennies, de nouveaux enjeux saillants définissent les territoires contemporains. Parmi ces enjeux, les préoccupations environnementales occupent une place prépondérante, largement légitimée par la recherche scientifique. Or, la durabilité territoriale ne se limite pas à la seule question écologique mais intègre également (et concomitamment) de profondes préoccupations sociales. C’est dans ce contexte que les notions de justice spatiale et de ville juste doivent être appréhendées.

  • Défendre le droit à la ville

Dans la sphère académique, la notion de justice est d’abord mobilisée par la philosophie qui s’intéresse à sa dimension sociale (Rawls, 1971). La justice spatiale est quant à elle analysée par les sciences territoriales au XIXème siècle pour s’imposer comme un sujet d’étude central dans les travaux de plusieurs chercheurs critiques français et internationaux dès la fin des années 1960 (Lefevre, 1968 ; Harvey, 1974). Elle constitue une acception particulière de la justice sociale dont l’ambition est de repérer dans l’espace, à différentes échelles (immeuble, rue, quartier…), l’ensemble des éléments pouvant entretenir sinon augmenter les injustices qui s’exercent à l’encontre de groupes sociaux minoritaires, cela afin de pouvoir les résorber à travers un ensemble d’actions spécifiques.

Parmi les réflexions constituant le socle théorique de la justice spatiale, l’idée de défendre un droit à la ville est particulièrement intéressante. En effet, la ville constitue une réalité urbaine dont tous les individus doivent pouvoir jouir pleinement. En pratique cependant, le droit à la ville reste très partiel et de nombreux exemples prouvent que les territoires urbains sont encore vecteurs de réalités sociales aussi inégales que paradoxales. De fait, par leur organisation territoriale, les villes entretiennent de grands écarts de richesse entre les individus (écarts qui sont une source d’inégalités et parfois, d’injustices spatiales). Néanmoins, dans le même temps, elles restent de formidables laboratoires d’expériences pour la mise en œuvre d’opérations correctives permettant de (re)créer un tissu urbain qui, malgré la diversité des situations individuelles, parviendrait à être plus égalitaire. A ce titre, en œuvrant pour une distribution spatiale plus juste et équitable des avantages territoriaux, certaines actions et politiques publiques permettent de défendre le droit à la ville et la justice spatiale. 

  • Caractériser et impulser la ville juste

S’intéresser aux notions de justice spatiale et de ville juste c’est donc saisir toute la prépondérance des acteurs et notamment des pouvoirs publics en charge de l’aménagement des territoires urbains. Plusieurs actions concrètes telles que la baisse des coûts de transports en commun, l’augmentation du nombre effectif de logements sociaux ou encore, la priorisation de logiques participatives au cœur des processus de concertation citoyenne, sont autant d’exemples qui permettent de matérialiser la justice spatiale.

En outre, au vu des différenciations existant entre les territoires français, la justice spatiale se caractérise principalement comme l’ensemble des actions permettant une meilleure répartition spatiale des richesses et des ressources. Pour le géographe Michel Lussault : « l’idée est toujours de réfléchir à ce qui pourrait permettre de viser […] une organisation optimale – un idéal jamais atteint – de l’espace d’une société qui assurerait que les individus et les groupes soient en position d’équité en matière de satisfaction de leurs besoins personnels et collectifs. » (Lussault, 2018, p.935). Néanmoins, il est important de comprendre que cet idéal se concrétise rarement de manière évidente sur le terrain. Toutes les politiques et les actions publiques prises en faveur de la ville juste n’ont pas forcément les mêmes effets en fonction des territoires urbains considérés. En outre, l’égalité et la justice territoriale ne se décrètent pas et certaines décisions en termes d’aménagement du territoire peuvent engendrer ou aggraver des situations d’injustice spatiale. 

  • Un (contre-)exemple marseillais

La réhabilitation d’une partie de l’hypercentre marseillais est un exemple prégnant. Depuis le milieu des années 1990, Marseille connaît des transformations territoriales qui, si elles sont efficaces d’un point de vue économique, peuvent poser question du point de vue de la justice spatiale. A travers l’opération d’intérêt national Euroméditerranée initiée en 1995 par l’Etat, le front de mer phocéen en désuétude se mue en un tout nouveau quartier qui laisse place à différentes logiques économiques, commerciales, culturelles et résidentielles. En théorie, grâce à ce projet prépondérant, le quartier de la Joliette dans le 2ème arrondissement (qui bénéficie en outre dès 2008, d’une partie des subventions liées à l’obtention du titre de Capitale Européenne de la Culture), sort de l’inertie pour renouer avec le dynamisme territorial. En pratique toutefois, la question de la ville juste, inclusive, accessible, tolérante, abordable et durable, se pose dans le sens où, la transformation radicale du quartier ne correspond plus au profil socio-économique (relativement précaire) des usagers originels qui sont majoritairement exclus du périmètre réhabilité.

D’un point de vue immobilier, bien que plusieurs initiatives vertueuses existent (construction de résidences durables, création de nouveaux logements sociaux), le périmètre reste majoritairement orienté vers les profils de cadres et de professions intellectuelles supérieures (construction de plusieurs résidences, d’hôtels et de commerces de standing) accentuant ainsi le risque indéniable de gentrification.


 

Références bibliographiques

  • Harvey, D. (1974). Social justice and the city. Edward Arnold, London.
  • Lefebvre, H. (1968). Le droit à la ville. Anthropos, Paris.
  • Lussault M. (2018). « Justice spatiale » in, Savidan P. (dir) (2018), Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale. PUF, Paris.
  • Rawls, J. (1971). A theory of justice. Harvard University Press, Cambridge.

Date de parution : Novembre 2023

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Laboratoire de recherche NIMEC