ProspeKtive

Travail à distance et échanges informels

Avril 2021

L'expert

Marc Bertier

Marc Bertier

Expert Workplace Strategy

+33 1 82 97 02 02

mbertier@kardham.com

Chaque profession a ses marottes. Pour l'environnement de travail, il y a la collaboration, la transversalité et les échanges informels. Ils sont des plus difficiles à qualifier. Le temps passé en collaboration peut se mesurer par le temps passé en travail en groupe. Celui-ci est facilement identifiable car il est souvent planifié. La transversalité s'apprécie en étudiant les interactions entre les individus et/ou les équipes. Mais l'informel ? Comment mesurer et qualifier ce qui ne s'observe pas avec des formes habituelles ? Ce qui n'entre pas dans les catégories bien définies ?

Les acteurs eux-mêmes éprouvent une difficulté certaine à décrire l'informel. Son existence est certes reconnue, notamment par quelques situations partagées par beaucoup comme résoudre un problème en croisant quelqu'un par hasard au café ou à la photocopieuse ou échanger des informations au sein d'une équipe. Mais la traduction spatiale, souvent des espaces d'échanges ouverts et dispersés le long des flux de circulation, laisse circonspect. Si ces tâches non-normalisées existent, comment se fait le lien avec un canapé placé à côté des postes de travail ?

La crise sanitaire a modifié brutalement le quotidien de travail de nombreux travailleurs tertiaires. Les routines et habitudes du bureau ont été remplacées par celles du travail depuis la maison. Les fonctions n'ont pas évolué (un comptable tient toujours la comptabilité), mais la manière dont elles sont remplies a évolué. L'analyse des activités, réalisée ici par questionnaire, permet de mesurer cette évolution :

Le graphique A montre, qu'en moyenne, le temps déclaré passé en travail individuel a diminué d'une dizaine de points au profit du temps en interaction, planifiée ou non. Les données collectées en interviews vont dans le même sens. Nombreux sont ceux qui estiment n'avoir jamais passé autant de temps en réunion (sur Zoom, Teams ou autres).

Une première analyse des interviews laissait penser que cette évolution des modes de travail concernait plus particulièrement les collaborateurs travaillant plus souvent seul. Ceux qui avaient les rôles les plus collaboratifs semblaient avoir transposé leurs déplacements de salle de réunion en salle de réunion en navigation de lien en lien.

Le graphique B compare les modes de travail des collaborateurs travaillant le plus en individuel à ceux travaillant le plus en collaboration. Il confirme que l'évolution des manières de travailler concerne plus particulièrement les premiers qui déclarent environ un tiers de travail individuel en moins. Cette diminiution se fait au profit du temps passé au téléphone (qui double) et des temps d'échanges non planifiés et en réunion qui augmentent chacun d'environ 65%. En tout, pour ces collaborateurs, le temps total passé en interaction augmente de 20 points (l'équivalent d'une journée par semaine). Dans le même temps, les profils les plus collaboratifs déclarent des modes de travail relativement similaires avant et après et le télétravail contraint. Les données qualitatives sont donc confirmées : le télétravail a changé les activités d'une partie des travailleurs tertiaires et non de tous.

Dans une première étude menée par Kardham pendant le confinement, 52% des répondants affirmaient passer plus de temps à échanger de l'information et 42% passaient plus de temps en réunion. Les résultats indiquaient aussi que les liens opérationnels au sein des équipes avaient fonctionné, contrairement à la transversalité qui avait souffert. Des deux exemple d'informel cités, il est donc probable que cette évolution du temps passé à échanger de l'information et en réunion compense les échanges qui avaient lieu au sein des équipes opérationnelles et non les échanges à la machine à café. Et que ceux qui ont affirmé passer plus de temps à échanger de l'information soient les profils les moins collaboratifs.

Le travail informel pour les collaborateurs aux tâches les plus individuelles représente-il un jour de travail par semaine ? Difficile de le dire. Toutefois, les expériences de retour au bureau soulignent son importance et le fait que cela puisse prendre du temps. Ces derniers mois, ceux qui sont revenus sur site de façon sporadique ont généralement fait le bilan suivant à la fin de leur journée : "J'ai l'impression de n'avoir rien fait". En discutant avec eux, on s'aperçoit que leur journée a été remplie d'échanges dits informels, d'où l'impression de n'avoir rien fait, car ces activités ne sont pas normalisées. Ces échanges ont eu lieu presque partout dans l'entreprise : autour de la machine à café, dans les couloirs, dans les salles de réunion, aux postes de travail. Un peu plus rarement dans les canapés qui sont placés dans leur prolongement. Ils avaient deux objectifs : recréer une cohésion de groupe et échanger sur les travaux en cours (pour se synchroniser, échanger des bonnes pratiques ou partager un problème et trouver une solution). Les profils interrogés les plus autonomes (chercheurs, ingénieurs, etc.) n'ont pas le même ressenti que ceux qui le sont moins ; ils ont moins souffert du travail et souhaitent un retour plus épisodique. Autre constat intéressant : ceux qui sont revenus une fois par semaine (ou un peu plus) ont eu ce sentiment de "journée perdue" les premières fois. Ensuite, les activités au bureau ont repris un cours plus normal et ils l'ont moins eu. Une nouvelle fois, les données quantitatives confortent ce ressenti : ceux qui viennent partiellement au bureau ont une meilleure évaluation de leurs échanges d'environ 10%, que ce soit au sein ou entre les équipes.

Lorsque vous interrogez les profils les plus collaboratifs sur leur retour au bureau, ils vous diront que c'est "plus sympa de se voir en vrai, ce n'est pas la même chose". Ils se plaindront des réunions qui ont recommencé à être en retard (contrairement aux réunions virtuelles) et de la difficulté de faire des réunions hybrides (mi-présentiel, mi-distance). Dans l'ensemble, ils ont l'impression d'être aussi efficaces au bureau qu'en télétravail (avec des nuances selon les profils et les rôles). Une étude réalisée par Leesman illustre ce résultat : alors que 61% des profils de collabroateurs individuels estiment avoir une meilleure expérience de travail à la maison, 55% des plus collaboratifs ont une meilleure expérience au bureau.

Etant donné que les métiers ne se sont pas radialement transformés du jour au lendemain avec le confinement, il est possible de faire l'hypothèse que, pour les profils les plus individuels, l'informel occuperait une part non négligeable de leurs temps de travail (environ 20%, soit un jour par semaine). Il serait autant lié à des éhanges au sein des équipes opérationnelles que transverses. L'informel s'inscrit dans des routines qui demandent une remise en place lorsqu'elles ont été rompues. Les données issues des activités ne permettent pas de bien cerner ce qu'est l'informel pour les profils les plus collaboratifs. Les témoignages montrent que ces profils ont été moins désociabilisés avec le travail à distance imposé. Certains racontent comment ils ont trouvé des solutions alternatives pour continuer de "faire des réunions dans la réunion" et/ou "refaire la réunion après la réunion" grâce à des conversations Teams en parallèle, des groupes WhatshApp privés, des appels de debriefing, etc. De plus, ces collaborateurs très intégrés ont eu plus de contacts avec des personnes différentes du fait de leurs fonctions.

Tous les collaborateurs n'ont donc pas les mêmes besoins quand ils reviennent au bureau. Les conclusions établies à propos des échanges informels ne sont pas sans rappeler celles de Franck Duffy dans les années 1990. Ce dernier établit différents profils en fonction du degré d'autonomie et du besoin d'intéraction. Pour les profils moins autonomes, marqués par les processus (profils administratifs) ou par des tâches particulièrement intriquées (exemple : bureau d'étude), il préconise des environnements en espace partagé. Pour les travailleurs les plus autonomes et ayant besoin d'interactions, comme les chefs de projets, il préconise un environnement de type activity-based. Pour ceux qui sont autonomes et travaillent davantage seuls, il préconise des espaces individuels fermés.

Ainsi, ceux qui ont un travail plutôt individuel auront besoin d'un espace dans lequel ils peuvent se réunir avec leurs pairs. Les interactions se feront dans ce lieu multi-usage : il sera à la fois lieu de production, lieu de sociabilisation, lieu d'échange, etc. Avec le télétravail, ce lieu peut convenir à la fois à des profils très autonomes comme des profils très intriqués. Diverses enquêtes ont montré que le retour au bureau se fera avant tout pour travailler à plusieurs. Ce qui changera, c'est la fréquence de venue au bureau. Les profils les plus autonomes (dont l'archétype est le chercheur) viendront au bureau pour confronter leurs idées (brainstorming, échange sur des contenus). Mais ils resteront chez eux pour les dévelpper, les peaufiner (lectures, etc.) et les mettre en forme (rédaction d'articles, etc.). Sa venue sera plus épisodique et plus longue que les profils les moins autonomes (smeaine par mois pour les uns contre jours par semaine pour les autres, par exemple). Quant aux profils les plus collaboratifs, ils tireront davantage parti d'environnements de travail diversifiés de type activity-based-working. Des études avaient déjà montré, avant le confinement, que cet environnement de travail était le plus adapté à leurs activités. Pour eux, le retour au bureau sera plus contextuel et moins prévisible (en fonction de leurs agendas et de celui de leurs interlocuteurs internes et externes).

Un environnement de travail (hors espaces communs) adapté à l'hybridation (travail à distance et au bureau) se dessine. Tout d'abord, il serait composé d'espaces de colocalisation, ayant vocation à être le lieu d'échanges informels et plus particulièrement destinés à des travailleurs interdépendants s'y regroupant pour passer du temps ensemble. Ensuite, divers espaces de travail individuel et en groupe destinés aux plus collaboratifs afin qu'ils puissent vaquer à leurs différentes occupations. Cela dit, il reste à intégrer les préférences personnelles, certains spécificités métier et les hypothèses de télétravail, pour dimensionner correctement ces espaces destinés à tout ceux qui ont "une bonne raison de venir au bureau".


 Pour aller plus loin

  • Kardham, Révolution OU évolution ? Permanences et mutations des environnements de travail après 2020, 2020
  • Leesman, The rise and rise of Activity Based Working, 2017
  • Leesman, Your workplace of the future, 2020
  • L. Engelen, J.Chau, S. Young, M. Mackey, D. Jeyapalan
  • A. Bauman. Is activity-based working impacting health

Date de parution : Avril 2021

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Sociologue (PhD) - Project Manager à l'Association Nationale de Recherche et de Technologie (ANRT) 

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