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A qui profite la mesure ?

Novembre 2023

L'expert

Expert - Damien Pouillanges

Damien Pouillanges

Responsable Recherche - Kardham

De quoi les professionnels de l’immobilier sont-ils le plus inquiets ?

Le rapport des grandes tendances 2024 est sans surprise : les indicateurs financiers et de croissance économique caracolent en tête des préoccupations de quelque 1089 acteurs du secteur. Les considérations pour le management des espaces de travail et celles et ceux qui les fréquentent sont, elles, reléguées en huitième position : 45% des professionnels interrogés se déclarent préoccupés, voire très préoccupés par les notions d’hybridation, d’attractivité et de rétention des talents et de diversité du corps social (PwC and the Urban Land Institute, 2023, p. 10‑11). C’est dire l’importance somme toute relative des enjeux workplace et humains à long terme.

Une opposition infondée ?

Ces résultats semblent suggérer qu’il existe une incompatibilité entre les enjeux financiers et humains. Or, pour Edmans (2011), cette opposition n’est pas fondée : il existe une « corrélation significative entre la satisfaction des employés et le rendement futur des actions » (p.18). Aussi, les entreprises qui tentent de concilier autant la performance sociale qu’économique ont de meilleurs retours sur investissements cumulés (A. Landier & Nair, 2008). Ainsi, pourquoi ne pas se donner l’opportunité de penser l’humain au même niveau d’importance que le financier ? En clair, les indicateurs financiers ne pourraient-ils pas être étayés par une focalisation sur l’individu ?

Il ne semblerait donc pas opportun d’opposer l’humain et le profit. Néanmoins, H. Landier (2008) soutient qu’une partie des dirigeants d’entreprises françaises ne semble pas avoir compris cet argument. Le tout-à-la-réduction-des-coûts semble en effet plus que plébiscité. Or, ce positionnement crée des effets négatifs au sein de l’organisation, jusque dans ses rouages les plus opérationnels : « Dans de nombreuses entreprises, il convient ainsi de distinguer la politique sociale volontiers affichée, toujours vertueuse et ambitieuse, et la réalité du management au quotidien dont les salariés décrivent […] l’état de délabrement » (H. Landier, 2008, p. 3). Ne pouvons-nous pas ici trouver une solution qui résout autant la cause que l’effet ? Une solution qui concilie autant l’humain que le financier ? Pour H. Landier, cette solution s’inscrit nécessairement dans le fait de réduire au maximum le déficit d’information des directions générales sur la réalité de l’expérience vécue du travail.

Le paradoxe de l’expérience du travail

Quand il s’agit d’expérience vécue du travail, les entreprises semblent aux prises avec un double discours. En effet, 78% de quelques 458 professionnels des Relations Humaines déclarent bien connaître le concept d’expérience-collaborateur. De l’autre côté du miroir, 62% des entreprises qui mettent en place des actions pour favoriser cette fameuse expérience-collaborateur déclarent ne pas avoir « de solutions pour recueillir systématiquement le ressenti des salariés » (Parlons RH, 2022, p. 3). La liste des paradoxes continue de s’allonger dès lors que l’on intègre la notion d’hybridité du travail : une étude sur 588 répondants suggère que 76% d’entre eux considèrent que « proposer des modalités de travail hybride est important voire indispensable », alors que 70% du panel RH interrogé émet des craintes sur la cohésion interpersonnelle du fait de cette hybridité (BCG & ANDRH, 2022, p. 3‑6). En résumé, l’expérience au travail à l’heure de la montée en puissance de l’hybridation semble certes comprise au niveau de ses enjeux, mais peut-être moins concernant ses mécanismes.

Quelles solutions pour mesurer l’expérience au travail ?

De l’audit social au questionnaire de satisfaction, de l’entretien seul ou en groupe, en passant par des sondages et autres diagnostics promus ou non par des organismes de certification, la qualité de vie et l’expérience vécue au travail est mesurable.

Ces méthodes doivent cependant respecter (1) la facilité d’administration, (2) l’adéquation avec l’entreprise et (3) la qualité de la mesure (Oseland, 2024). Rappelons qu’ « une politique d’expérience collaborateur au long cours implique un suivi constant des ressentis des salariés » (Parlons RH, 2022, p. 29). De fait, pour cet exercice, nous mettrons de côté les méthodes lourdes (audit social, diagnostics), en gardant toutefois la possibilité de s’en inspirer. Les méthodes d’entretien paraissent également complexes dans le cadre d’un suivi constant, bien que la richesse des informations récoltées par ce biais soit indéniable. Il ne semble rester ici que le sondage et la méthode d’enquête par questionnaire. La distinction doit ici s’effectuer selon la qualité de la mesure : « nombre d’enquêtes d’opinion ne permettent pas de déboucher sur un plan d’actions correctrices précis et motivé, mais de plus, elles présentent un caractère scientifiquement discutable » (H. Landier, 2008, p. 139). Il apparaît ainsi nécessaire de mesurer l’expérience vécue au travail selon des référentiels robustes et scientifiques. L’enquête doit être construite dans une optique d’exhaustivité (concernant l’identification des causes), le tout dans un objectif de mesures fréquentes (en privilégiant la fluidité et la rapidité de passation). Un double objectif contradictoire certes, mais pas insurmontable.

Un enjeu triple

Nombre d’organisations se rendent de plus en plus compte de la nécessité de mieux connaître l’expérience vécue au travail. Le ressenti des individus représente un triple enjeu : humain, en prenant soin d’entendre la réalité du travail, financier, en élargissant notre conception des indicateurs de profit, et scientifique, en travaillant à rechercher des méthodes autant efficaces que solides. Aller dans le sens de recueillir le ressenti des individus, c’est aussi aller dans le sens de la survie financière de l’entreprise. Il n’y a qu’à ce prix que l’on pourra réellement remettre l’humain au cœur des préoccupations de l’entreprise, plutôt que de contribuer à en faire un slogan désincarné.


Bibliographie / Pour aller plus loin

  • Edmans, A. (2011). Does the stock market fully value intangibles? Employee satisfaction and equity prices. Journal of Financial Economics, 101(3), 621‑640.
  • Landier, A., & Nair, V. B. (2008). Investing for Change : Profit from Socially Responsible Investment. OUP.
  • Landier, H. (2008). Evaluer le climat social de votre entreprise : Mesurer le désengagement et y remédier. Editions d’Organisation.
  • Oseland, N. (2024). A Practical Guide to Post-Occupancy Evaluation and Researching Building User-Experience. Routledge.
  • Parlons RH. (2022). L’expérience collaborateur à l’heure de l’hybridation du travail : Consécration d’une innovation RH (p. 1‑38).
  • PwC and the Urban Land Institute. (2023). Emerging Trends in Real Estate Europe 2024.

Date de parution : Novembre 2023

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Docteure en géographie, enseignante-chercheuse à l’ESPI (Ecole Supérieure des Professions Immobilières) Marseille
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Jean-Pierre Bouchez

Directeur de Recherche à l'Université Paris-Saclay
Président de Planet S@voir
Auteur, Conseiller et Conférencier international