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Quelles incidences de la spatialité et du social sur les relations informelles au travail ?

Février 2022

Les experts

Delphine Minchella

Delphine Minchella

Enseignant-Chercheur en Management

Docteur en Management stratégique

EM Normandie – Laboratoire Métis

 

Expert - Jean-Denis Culié

Jean-Denis Culié

Enseignant-Chercheur en Gestion des Ressources Humaines

Docteur en Sciences de Gestion

EM Normandie

Pour les entreprises, les interactions informelles représentent un enjeu particulièrement stratégique car il est établi depuis plusieurs décennies qu’elles ont une influence positive, notamment sur l’innovation et la coopération des individus entre eux (Mintzberg, 1973). Dès les années 1950, beaucoup de chercheurs se sont interrogés sur la façon dont la configuration spatiale de l’organisation pouvait favoriser l’émergence de ce type de relations (Newcomb, 1956), faisant émerger depuis différentes approches autour de cette problématique.

L’approche matérielle

Deux grandes théories dominent l’approche matérielle : la théorie de la proximité et celle de l’intimité. La théorie de la proximité (Newcomb, 1956 ; Davis, 1984) avance que les individus sont plus enclins à interagir de manière informelle avec leurs collègues si ces derniers sont physiquement proches d’eux. Cette idée de proximité est intimement liée à celle de la centralité dans le sens où les opportunités de se rencontrer seront plus nombreuses dans les endroits centraux de l’organisation, qu’il s’agisse d’une centralité géographique ou d’une centralité fonctionnelle, comme c’est le cas des endroits où nous nous rendons fréquemment lorsque nous sommes au travail (le local de la photocopieuse, par exemple). La théorie de l’intimité quant à elle souligne l’importance du sentiment de contrôle sur son environnement pour échanger de manière informelle avec autrui (Altman, 1975 ; Sundstrom et al., 1980). Dès lors, nous privilégierions les endroits nous assurant de voir qui peut venir à nous et entendre nos discussions (Sundstrom et al., 1980).

L’approche sociale

Au contraire de l’approche matérielle, l’approche sociale considère que l’environnement spatial ne joue pas de rôle particulier dans l’émergence de relations informelles. Elle met en avant l’idée que les échanges informels en organisation sont générés par une pratique sociale régulière – spatialement ancrée – d’un groupe d’individus sans tenir compte précisément des caractéristiques de leur environnement. Dans cette perspective, l’espace social est processuel, idée que nous retrouvons chez des penseurs de différentes disciplines comme la philosophie (Merleau-Ponty, 1945 ; de Certeau, 1990), l’anthropologie (Augé, 1992) ou la géographie sociale (Lussault, 2007).

L’approche socio-matérielle

Cette dernière approche se centre davantage sur la relation dialectique qu’entretiennent les dimensions sociale et matérielle. La théorie de la socio-matérialité (Dale, 2005) met en avant que ces deux dimensions sont en fait inséparables et que, de fait, aucune ne peut être considérée comme plus déterminante que l’autre. Dans ce courant, la théorie des affordances sociales (basée sur les travaux de Gibson, 1986) soutient que les interactions informelles émergeront plus favorablement si le lieu offre une centralité, permet de l’intimité, mais aussi que la culture de l’organisation par le biais d’une désignation managériale paraît accepter des échanges de cette nature dans ce lieu précis (Fayard et Weeks, 2007).

Dans notre dernier article académique à paraître dans la Revue « Recherche et Cas en Sciences de Gestion », basé sur une étude de cas longitudinale dans un grand siège social, nous testons ces différentes approches avec deux des principaux points de rencontre pour les interactions informelles des usagers travaillant dans cet immeuble : l’un, voulu comme tel par les concepteurs du siège social et la direction générale, et l’autre qui a émergé peu de temps après la mise en service du bâtiment, alors qu’il n’en était fait aucune mention par les architectes ni la direction.

Attention aux désignations managériales trop fortes

Si, effectivement, nous retrouvons bien des éléments allant dans le sens de la centralité géographique et fonctionnelle et de l’intimité, nos résultats mettent également en lumière le fait que si la désignation sociale à aller fréquenter un endroit spécifique pour des instants informels avec ses collègues est trop forte, elle sera alors vécue comme une injonction du management et incitera à de la résistance. Cette désignation produirait alors l’effet inverse de celui recherché par les concepteurs. Ainsi, le premier point de rencontre a été progressivement délaissé par les salariés tandis que le second est devenu un lieu social emblématique des relations informelles.

Mieux vaut donc limiter la désignation managériale à une absence d’interdiction et laisser les salariés choisir le lieu où ils vont se retrouver plutôt que de vouloir le faire à leur place.  

 

  • Altman, I. (1975), Environment and social behavior: Privacy, personal space, territory, and crowding, Monterey, CA: Brooks
  • Augé, M. (1992), Non-lieux: Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris: La librairie du XXe siècle
  • Dale, K. (2005), “Building a social materiality: Spatial and embodied politics in organizational control, Organization 12, 5, 649-678
  • Davis, T.R.V. (1984), “The influence of the physical environment in offices”, Academy of Management Review, 9, 2, 271-283
  • Fayard, A.-L. & Weeks, J. (2007), “Photocopiers and water-coolers: The affordances of social interactions”, Organization Studies, 28, 5, 605-634
  • Gibson, J.-J. (1986), The ecological approach to visual perception, Boston: Houghton-Mifflin.
  • Lussault, M. (2007), L’homme spatial, la construction sociale de l’espace humain, Paris: Seuil.
  • Merleau-Ponty, M. (1945), Phénoménologie de la perception, Paris: Gallimard
  • Mintzberg, H. (1973), The nature of managerial work, New York: Harper and Row
  • Newcomb, T.M. (1956), “The prediction of interpersonal attraction”, American Psychologist, 11, 11, 575-586
  • Sundstrom, E., Burt R.E. & Kamp, D. (1980), “Privacy at work: architecture correlates of job satisfaction and job performance”, Academy of Management Journal, 23, 1, 101-117

Date de parution : Février 2022

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Suzy Canivenc

Docteure en Sciences de l'Information et de la Communication

Enseignante-chercheuse en communication et management

Chercheuse associée à Mines Paris-Tech-Chaire Futurs de l’industrie et du travail

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